tant de raisons | danho

Impossible de pas voir ton visage tous les soirs dans c'bâtiment. Pas du genre à rester trop longtemps au même endroit, car on n'sait jamais mais ici t'y restera jusqu'à la fin de l'hiver. Tu te tiendras debout jusqu'à ce que les cœurs et corps soient réchauffés. Certes, pour un temps jusqu'aux prochaines neiges, finalement. Mais peut être que dans quelques années ou moins, les palpitants des autres quartiers ne seront plus aussi froids.
T'es de ces libertaires aux convictions trop ancrées dans la peau. Idées acérées qui se plantent dans l'épiderme de qui veut les entendre jusqu'à en avoir la chair de poule. T'es de ces libertaires qu'aiment pas voir un visage d'engagé.e.s ou de conservateur.ice.s en ces terres. Pas de distinction, qu'importe qu'iels soient haut.e.s placé.e.s ou venu.e.s d'en bas. Tu juges qu'à ce stade là c'est plus d'la survie mais de la complicité pour ces derniers. T'essayes de faire un effort, d'pas soupirer devant tant de visages pas familiers. Tu souffles, tu te reprends parce que Hyeja, t'es accueillante et bienveillante.

T'as beau brasser d'l'air dans un débat avec toi même, t'es heureuse de voir des actes à vos paroles. Heureuse de voir des lippes étirées sur des visages démunis. Heureuse de voir des gens dormir à poings fermés malgré les gueules creusées par des cernes qu'iels ne peuvent plus cacher. Mais surtout heureuse d'voir des figures rire et pleurer; parler. T'sens que c'est le moment de parler d'anarchie, d'montrer ce que devrait être la vie. Enfin, selon toi car iels sont pas tous à penser comme toi ici. Parfois fatiguée de prêcher des converti.e.s.
Aujourd'hui tu te ressaisis parce que bordel tu t'dis que c'est beau c'que tu vois, la solidarité. Alors que tu décides d'aller vers le feu, apprendre à connaître les âmes encore éveillées sauf que ton chien en décide autrement. Tu l'vois partir à sens inverse et sauter (amicalement) sur un homme que tu connais pas. Tu l'appelles, ton chien, mais il dit bonjour, remue la queue et lui fait la fête; t'es un peu gênée. « Désolée, il fait pas ça d'habitude. » Tu n'sais pas trop où te mettre. Tu détailles l'inconnu, il n'a pas l'air d'avoir froid peut être se sent-il seul ? Il y a tant de raisons d'être ici. « T'as les mains vides, tu veux une boisson chaude ? »

Il aurait pas dû venir. Toute son âme lui fait ressentir qu’il n’est pas à sa place ici. Après tout, il n’a besoin de rien. Il n’a froid que dehors, n’a faim qu’après quelques heures de travail et n’a jamais peur de ne pas savoir où dormir le soir. Il n’a vraiment besoin de rien, si ce n’est de ce qu’il n’a plus depuis très longtemps maintenant. Il fait vraiment froid ce soir, plus que d’habitude – ou alors est-ce seulement la fatigue provoquée par ses émois qui le rend si sensible ce soir. Il a entendu parlé de ce gigantesque feu solidaire. D’un naturel curieux, Danho n’a pu s’empêcher d’aller voir ce qu’il en est. Habillé en parfait civile, écharpe et bonnet recouvrant une bonne partie de son visage, mains gantées et corps bien emmitouflé dans une grosse veste, il se sent de trop parmi tous ces autres moins vêtus, plus frêles. Peut-être qu’il l’apercevra, c’est sans doute ce qu’il s’est dit en se dirigeant vers cet endroit. Mais il ne la voit pas. Non, ce qu’il observe, ce sont que des plans douloureux de personnes qui rient entre elles, qui partagent un repas ensemble. Il fixe douloureusement ces familles qui se réunissent, ce frère orphelin semble-t-il, qui oblige sa sœur à se nourrir. Et tout remonte en lui comme un tsunami d’acidité. Colère noire vient le ronger, jalousie profonde ne fait que le détruire un peu plus.

Il va pour rebrousser chemin quand un chien lui saute dessus. Un chien plein de gaieté et d’innocence qui salut une parfaite monstruosité. Mais le sourire de Danho s’élargit soudainement, sa carcasse s’accroupit pour saluer à son tour cette vivace boule de poils qu’il caresse avec énergie et tendresse. Son cœur font bien vite devant ces bêtes-là et il repense à son propre chien qui doit l’attendre à la maison. Mais il se redresse d’un bond, ne s’attendant pas à ce qu’on l’interpelle, un petit battement raté par la surprise. « oh ! » petit rire gêné alors qu’une main passe dans sa nuque pour se remettre de l’émotion. « Peut-être qu’il sent l’odeur de mon chien, mais y a pas d’être désolée, ça fait plaisir. » qu’il répond honnêtement. Etonné par sa remarque, son regard se pose un instant sur ses propres mains. Il aurait pu ramener quelque chose, il aurait dû… Alors il hoche la tête de gauche à droite. « Non merci, ça ira. » Loin d’être légitime qu’il pense, pas envie de prendre ce dont quelqu’un a plus besoin que lui. « En fait, j’étais que de passage. Si je croise des gens qui en ont besoin, je leur dirai de venir ici. » qu’il souffle tout en observant un peu partout pour repérer la sortie qui lui était sortie de la tête.

Des solidaires dans un festival de solidarité; sans festivités. Rien pour détourner l'attention des consciences responsables même si tu t'doutes que les responsables sont bien au chaud devant une cheminée à s'réchauffer les mains plutôt qu'ici.
Ici les mains sont gantées et les gants troués; assise contre l'mur une couturière volontaire pour rafistoler vêtements abîmés cherche ses aiguilles.

Ce soir t'as pas grand chose à offrir, si ce n'est ta présence. Loin d'toi l'idée de te sentir indispensable mais il est pour toi impensable d'lutter sans mettre les pieds ici à chaque soirée. C'est vrai qu't'es plutôt du genre à cramer l'hôtel de ville plutôt que du bois qui aux premières chaleurs printanières s'éteindra. Dans les entrailles ça brûle de tout brûler. Dans la volonté celle qui donne des ordres au cerveau, c'est sociabilité. Connexions neuronales pour aller apprendre de l'autre. L'malinois, il a la même idée qui traverse son cerveau d'canidé. T'sais pas pourquoi il a fait l'choix de cet inconnu plutôt qu'un.e autre; tu t'en excuses même. L'homme à qui tu donnes plus de la trentaine le prend pas mal et il dit même avoir un chien. Et toi tu penses à toi, tu peux aller nul part sans ton compagnon à quatre patte, ton protecteur, ton garde du corps. « Oui peut-être. » Tout de même, tu es curieuse; c'que tu dis c'est vrai: il ne fait jamais ça. Peut importe, tu ne t'attardes pas sur le sujet ...

Tu proposes une boisson chaude à celui qui refuse. Il dit n'être que de passage et par là tu comprends qu'il n'es pas concerné. T'as bien vu qu'il est bien plus couvert que bien d'autres ici. C'que tu comprends aussi (peut être que t'extrapole) c'est qu'il ne se sent pas concerné. « Les gens d'passage iels croient qu'il n'y a que des gens dans le besoin ici ... Si tu restait un peu tu verrais que ce n'est pas le cas. » Un sourire car loin de toi d'faire la morale, le timbre de la voix est au conseil.  « Je ne dirais pas que tu n'as pas l'air dans le besoin parce qu'il ne faut jamais se fier aux apparences mais j'suis sûre que si tu restais un peu tu ne te sentirais pas aussi illégitime d'être ici. » Qu'tu dis, tu ne sais rien de lui mais tu es sûre de ta déduction en observant ses réactions et son regard.

Danho observe les alentours, ne sait pas réellement s’il apprécie la tournure que prend la conversation, sait pas s’il a envie d’entendre ça et surtout, ne sait pas s’il a envie d’être dans l’abnégation aujourd’hui, ni même d’habitude. Ça n’a jamais réellement été dans sa nature et même si un tel comportement peut se construire, a-t-il envie de combattre son propre égoïsme pour cela ? A toujours se voir comme le vilain de l’histoire quand bien même il porte l’étendard de la justice, Danho n’est pas un gars bien. Et surtout, il est venu pour une raison, et cette raison n’est pas présente, pourquoi devrait-il écouter cette femme sortie d’on ne sait où ?

Pourtant, avec son boulot, c’est tous ces gens-là qu’il cherche à protéger – quand bien même on ne le croirait pas. Danho, il veut protéger les gens des enfoirés, il veut que l’ordre règne alors il le fera régner qu’importe la manière pour exécuter cette volonté… En fait non, Danho il veut juste pouvoir extérioriser son besoin de violence, il veut pouvoir faire sortir le démon qui sommeille en lui sous couverture de légitimité : la fin justifie les moyens. La fin c’est les gens, les moyens c’est la justice parfois corrompue. Non, Danho c’est pas un gars bien, il fait juste genre et cet endroit ne fait que le lui rappeler depuis qu’il est arrivé. « Si tu le dis… » Pas la foi de débattre, il fait partie des personnes qui sont capables de répondre « c’est la vie », même quand ça les concerne, parce qu’elles n’ont jamais la volonté de résoudre les problèmes, préfère s’y enliser pour mieux devenir folles.

Et ses yeux se perdent à la contemplation de cette inconnue. Si elle irradie d’une beauté certaine, c’est son regard qui l’interpelle. Mystère et fougue s’y mêlent, mais surtout, elle croit éperdument à ce qu’elle dit et Danho envie cette conviction, car lui ne croit plus en rien depuis bien longtemps. « La seule chose dont j’ai besoin c’est mes clopes. » qu’il souffle tout en reprenant son chemin, ignorant le chien tout plein de gaieté, changement radical de comportement. Pas de hargne, mais une nouvelle indifférence froide car il n’apprécie pas qu’une inconnue tente de le sonder, peut-être que l’égo est piqué. « Comment tu peux être certaine que je sois légitime à rester ici ? » qu’il demande tout en s’arrêtant et en se tournant face à elle. Pourquoi cherche-t-il à comprendre d’ailleurs ? Pourquoi le prend-il si mal aussi ? Pourquoi il part au quart de tour comme ça ? Il voulait juste voir si y avait sa sœur au départ…

En vrai, si tu savais la vérité qui se cache derrière cet homme ton discours ne serait pas l’même. Tu n’serais pas la à sonder ce bel homme. Pour tout avouer, tu serais partagée entre le laisser partir comme le demande le langage de son corps; pire le mettre dehors et le besoin de savoir, de mettre des mots sur le mal; pire lui reprocher tous les mots du monde. En attendant tu ne sais rien, pauvre ignorante qui à coup de grands discours essaye de lui prouver qu’il a tout a gagner à rester juste un peu plus alors qu’il est l’un d’eux.

L’débat qui n’se lance pas. Si tu le dis, qu’il dit. Bien sûr que tu le dis, tu fais même plus, tu l’affirmes. Tu sais pas ce qu’il a en tête le beau brun. Ce qu’il pense de tout ce qu’il voit et surtout s’il ne voit que des miséreux. Ô que la vie est misère mais parfois pas tant qu’ça. Rien qu’à voir toute l’aide apportée chaque soir. Pourtant pas un mot de plus de ta part, toi qui a toujours un argument au bord des lèvres.
L’silence court qui s’est installé se termine à coup de bâtons de nicotine. Tu le regardes reprendre son chemin avant de l’interpeller. « Hé, ça durera qu’un instant mais t’aura l’âme apaisée si tu partages une clope ici avec quelqu’un. » Tu n’attends pas de réponse, encore une fois t’es bien trop sûre de ce que tu dis. Il y aurait quelqu’un qui tombe du ciel pour te faire une thèse qui t’explique que parfois tu te trompe; parfois tu ne sais pas tout mais tu serais la pour faire une antithèse persuadée des faits. Et pourtant les faits c’est que tu parles à un engagé et que t’as rien remarqué.

Les pupilles qui n’attendent pas de réponse parce que tu le sais: tu ne fais que prêcher des convertis. Tu rappelles le canidé à tes pieds, tu soupires, passes une main dans tes cheveux. Hyeja faut penser collectif. Soudain tes pensées elles sont arrêtées par une interrogation, le visage de l’inconnu de refait face. « Tu sais qu’ici il y a des gens qui n’ont jamais fumé une vraie cigarette ? Ces gens qui récupèrent des mégots pour se trouver un fond de nicotine et se fabriquer un truc qui à l’apparence d’une cigarette ? Juste l’apparence. » Tu continues, tu n’sais pas si tu l’intéresses mais t’es lancée dans ton monologue de réponse. « Et si juste pour ce soir t’arrêtais l’indifférence ? Que tu partageais quelques mots et une vraie clope que tu peux te payer ? Et si juste pour ce soir tu te rendais compte que tu peux être utile rien que par ta présence. Peu importe ta raison d'être là, tu verrais que t’es légitime. »